HALFORD Mathieu, 2021, Druides celtiques et brahmanes indiens (Aux sources d’un héritage indo-européen), Paris : Almora, 327 p., 14 cm x 21,8 cm, ISBN : 9 782 351 184 776, 20 €.

 

Sociétaire de la Société Belge d’Études Celtiques, Mathieu Halford, vient de publier un ouvrage comparant la figure du druide antique à celle du brahmane indien. L’auteur est ingénieur agronome, passionné par la question druidique si l’on considère sa bibliographie centrée sur ce sujet : De la science ésotérique des druides aux sciences modernes : Regard contemporain sur la spiritualité des Celtes (2017, 321 p.) et plusieurs articles parus dans la revue francophone Keltia. Chercheur indépendant, féru de métaphysique druidique, l’auteur a construit sa recherche sur une importante bibliographie généraliste et spécialisée, couvrant l’histoire des Celtes, de l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge, et les textes religieux indiens, des Veda aux écrivains contemporains.

 

Pour la rédaction de cet ouvrage, il a sollicité la collaboration de l’historien des religions et chercheur émérite au CNRS Bernard Sergent, qui lui a apporté nombre de textes celtiques et indiens présentant des proximités formelles. L’apport de B. Sergent apparaît sous forme d’encarts insérés directement dans le texte. Il s’agit donc d’une juxtaposition de recherches plus que d’une coécriture.

 

L’ouvrage vise à approfondir la définition de la figure du druide. Celle-ci est d’autant plus difficile à appréhender que ce prêtre et savant celtique refusait l’usage de l’écrit pour ne pas pervertir la mémoire et a par là même laissé peu de traces écrites chez les auteurs antiques. On a affaire à une figure historique en creux pour laquelle chacun peut à partir de sa spécialité proposer une reconstruction exclusive plus ou moins vraisemblable. Généralement, l’étude du druide est le fait d’archéologues (J.-L. Brunaux, Miranda Green), de linguistes (C.-J. Guyonvarc'h, J. Loicq), d’historiens (G. Le Moigne), d’historiens des religions (F. Le Roux, Eliade), d’écrivains (J. Markale, Y. Brékilien), de journalistes (T. Jigourel), des druidistes contemporains (P. & C. Bouchet, P. Lamour, V. Le Moullec, M. Raoult, G. Le Scouëzec), etc. La reconstruction de la figure du druide antique, ou de la druidesse (la grande oubliée), est donc loin de faire l’unanimité chez les spécialistes. Sa comparaison avec la figure de son homologue hindou, le brahmane indien, est encore plus problématique. Il n’existe pas d’étude universitaire exhaustive à ce sujet. Pourtant, il semble que leur présumée proximité soit un fait avéré pour les druidistes contemporain, comme a pu l’affirmer en public le célèbre harpiste Myrrdhin, barde initié par Ross Nichols à Londres, évoquant « (qu’)il y a des échanges réguliers avec les brahmanes. Ils ont des archives que, nous, nous n’avons pas. Parce qu’eux, ils écrivent depuis bien plus longtemps que nous. (…) ils ont des archives qui parlent du druidisme. Il faudrait que des gens s’y consacrent, apprennent le sanskrit et, sur les pas d’Alain Danielou, aillent fouiller dans leurs archives. On entretient des échanges avec toutes ces traditions natives, avec les Amérindiens d’un côté et les Indiens de l’autre. »[1]

 

Cette affirmation est moins évidente pour le monde scientifique. Si nous reprenons la bibliographie citée par l’auteur, cette comparaison sacerdotale est traitée de manière parcellaire par les linguistes M. Dillon 1963, X. Delamarre 1999, J. Loïcq 2000, C.-J. Guyonvarc'h 1986 ; les mythologues B. Sergent 1995, G. Oudaer 2008, C. Sterckx 2009 ; l’historienne des religions F. le Roux 1986 ; l’indianiste J.E.M. Houben 2005 ; l’écrivain R. Guénon 1924. Solliciter l’aide d’un historien de l’Antiquité et spécialiste des mythologies est donc un choix bienvenu.

 

L’auteur prend le parti de traiter de front cette proximité de fonction entre les deux spécialistes du religieux que sont le druide et le brahmane, vraisemblablement issus d’une culture indo-européenne commune (nous laissons de côté le débat engagé par les archéologues sur ce point), dont il est possible d’accéder partiellement grâce au comparatisme littéraire religieux. Reconnaissons à l’auteur le courage de s’attaquer à un vieux serpent de mer qui, faute d’avoir fait l’objet de tentatives suffisamment nombreuses, tarde à révéler toute sa richesse.

 

Le livre est divisé en cinq parties : Retour aux sources (p. 33-48), Les figures du druide et du brahmane (p. 49-156), Petit aperçu de comparatisme indo-celtique (p. 157-174), Anciennes sagesses, idées communes (p. 175-216), Analyses de textes : lignes parallèles & convergences (p. 217-277). 

 

L’auteur limite son analyse à une compilation : il cite des chercheurs reconnus dans leur domaine (archéologie, linguistique, histoire des religions, mythologies…) sans séparer distinctement les disciplines les unes des autres. L’originalité du travail tient plus précisément au comparatisme formel de textes celtiques (littérature irlandaise médiévale) et hindous, présentant les figures du brahmane et du druide, à la recherche d’analogies, sans pour autant recourir à la critique historique, méthodologie à laquelle nous sommes régulièrement habitués pour ce type de recherche comparatiste. Nous avions déjà relevé ce problème méthodologique dans le compte rendu de son ouvrage précédent De la science ésotérique des druides aux sciences modernes… Conscient de cette difficulté, l’auteur glisse à plusieurs reprises des mises en garde de prudence quant à ses conclusions : « parmi les des hypothèses dont la validité reste à discuter et à vérifier » (p.30) ; « Nous n’avons pas lu tous les Veda, toutes les Upanishad (…) ni toute l’ancienne poésie irlandaise ou galloise (…) ce choix pourrait être perçu comme un biais méthodologique ou une lacune bibliographique (…) Ce travail pourrait être donc prolongé, tout comme d’autres pistes… » (p.292). En effet, le linguiste X. Delamarre nous confiait récemment que le traitement d’un tel sujet devrait se faire dans le cadre d’une thèse, afin de pouvoir comparer et analyser efficacement dans le temps et l’espace les différentes classes sacerdotales du monde indo-européen.

 

Si le comparatisme a été utilisé avec succès par l’auteur pour présenter des analogies, il n’explique pas l’évolution formelle des acteurs des classes sacerdotales du monde indo-européen (pontife et flamine romains, brahmane hindou, druide celtique, prêtre germanique) ni de leurs sanctuaires (nemeton sylvestre pour les Celtes et nimidas pour les Germains, temples ruraux ou urbains pour le monde méditerranéen) ni des conceptions si différentes de l’après-vie, Sid irlandais décrit comme terre de félicité localisée dans les îles lointaines ou sous les tertres, enfer ou paradis romains (Champs-Elysées), Valhalla germanique situé au sein du royaume des dieux, réservé aux guerriers morts au combat… Il ne dit mot non plus du sacerdoce féminin. Quid du pendant féminin indien de la druidesse, dont la présence est bien attestée dans l’Ouest européen ? Comment interpréter l’affirmation de César sur l’origine brittonique de l’institution : « On croit que leur doctrine est née en Bretagne, et a été apportée de cette île dans la Gaule ; de nos jours encore ceux qui veulent en faire une étude approfondie vont le plus souvent s’instruire là-bas »[2] ?

 

Le philologue Jean Loicq, dans son article circonstancié[3], conclut qu’il faut distinguer l’institution et la terminologie, l’institution étant souvent pensée comme archaïque, indo-européenne, voire pré-indo-européenne, « les mots clefs qui désignent le prêtre-savant ou le devin (druid-, bardo, weled-) se retrouvent à la fois en Gaule, en Irlande et, pour les deux derniers, au Pays de Galles, sans remonter pour autant comme tels à la préhistoire indo-européenne. »

Si nous suivons cette hypothèse de travail d’une origine commune antique, les pays celtiques de l’arc atlantique et le continent indien sont aux marges de la zone originelle de la culture Yamna, considérée par les généticiens comme le berceau de la culture proto-indo-européenne[4]. Les analogies relevées entre le brahmane et le druide pourraient être dès lors interprétées comme l’évolution de la figure masculine d’un sacerdoce religieux et intellectuel, au fonctionnement collégial et à l’ambition politique, à l’image de ce qu’ont pu être les jésuites au XVIIsiècle. Cette nouvelle composante politico-religieuse se serait diffusée et imposée en Eurasie grâce aux innovations techniques de cette époque (cheval, char tracté, métallurgie du bronze, agriculture), recouvrant les sociétés antérieures (chasseur-cueilleur, éleveurs, pasteurs).

 

L’ouvrage expose la problématique plus qu’il ne la travaille. Le lecteur peu familier de cette problématique y trouvera de nombreuses citations d’auteurs reconnus, accompagnées d’analyses inédites de B. Sergent. Puisse cet ouvrage précurseur de cette question motiver des universitaires à étudier la question de façon plus méthodique.

 

Joël Hascoët

 

 

 

[1] Notes personnelles, conférence publique de Myrrdhin (Rémy Chauvet) et Mélaine Favenec, « Entre tradition et terre d’aujourd’hui » in Mois de la poèsie. Hommage à Xavier Grall, 29 juillet 2011, Camaret.

[2] Jules César, Commentaires sur la Guerre des Gaules, Livre VI, 13, 11.  Trad. Nisard 1865, Wikisource.

[3] Loicq Jean, 2000, « Les Druides dans l’ancienne société celtique » in Mélanges de science religieuse, t. 57-2, p. 31-45. http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/01/Druides.html. Voir aussi J. Loicq, 1992, « Druides et druidisme » in P. Poupard (éd.), Dictionnaire des religions, 3e éd., PUF : Paris, p. 541-546.

[4] W. Haak, I. Lazaridis, N. Patterson et al., 2015, « Massive migration from the steppe was a source for Indo-European languages in Europe », Nature, vol. 522, p. 207-211. https://doi.org/10.1038/nature14317